Autour d'un livre "culte": le Neveu de Rameau de Diderot.
En se promenant du côté des jardins du Palais-Royal, on peut suivre les pas d’un des philosophes les plus attachants du XVIIIème siècle. Les idées nouvelles du siècle, les fameuses Lumières, percent dans les salons littéraires à la mode et dans les cafés où se retrouvent les Rousseau, les d’Holbach, les d’Alembert et au milieu d’eux, un personnage se moquant de beaucoup de choses et, en particulier, de la religion. Il s’appelle Denis Diderot.
Dans ces années 1760, on peut le rencontrer au Café de la Régence, au Palais-Royal. C’est l’endroit où se croisent artistes, écrivains, philosophes, renommés ou obscurs, de grand talent ou parasites d’une société qui s’ouvre au monde, qui se jette dans les plaisirs, insouciante et florissante. Nous sommes sous le règne de Louis XV.
Un philosophe, qui pourrait bien être Diderot, ou son double, est là, tranquillement assis, observant des joueurs d’échecs, laissant vagabonder ses idées, ne s’attachant à aucune d’elles en particulier, libertinage d’esprit qui flirt d’une pensée à une autre.
Cette méditation est interrompue par un être singulier.
“Ah! ah! vous voilà, monsieur le philosophe; et que faites-vous ici parmi ce tas de fainéants?”
C’est la voix d’un de ses parasites qui vivent aux crochets des autres, dont le seul projet est de savoir où il mangera et où il dormira.
C’est la voix de Jean-François Rameau, le neveu de Jean-Philippe Rameau, le grand compositeur. Quand on le regarde, on se dit que le talent n’est pas héréditaire. Non pas que ce neveu soit sans qualités, il en possède, et d’étranges et d’amusantes mais, ce qui frappe en lui, c’est d’abord une folie extravagante, provocante, qui explose et qui recouvre ses bons sentiments, son sens de l’honneur, sa morale. Il contredit, critique, ironise tout ce que nous révérons et croyons comme vérité absolue.
Les premiers mots de la conversation qui s’engage entre Moi, c’est-à-dire, le philosophe, et Lui, le neveu, donnent le ton: “... les gens de génie... Ils ne sont bons qu’à une chose; passé cela, rien”.
Ainsi pense le neveu lorsqu’il évoque son oncle, le grand Rameau: “Il ne pense qu’à lui... sa fille et sa femme n’ont qu’à mourir quand elles voudront”. L’important, c’est que les cloches de la paroisse soient bien accordées.
Les hommes de génie sont des monstres d’égoisme. Racine, par exemple, il était fourbe, ambitieux, méchant. Bien sûr, il est l’auteur d’Andromaque, de Bérénice, les plus belles tragédies jamais écrites. Que vaut-il mieux? Etre un bon père, un bon mari, un bon voisin, et rien de plus, ou être comme Racine? Le neveu, opte pour la première solution, le philosophe, pour la deuxième.
Il faut dire que Rameau est un aigri. Son oncle a relancé l’opéra français, c’est l’auteur des Indes galantes, il en est jaloux. C’est pourquoi, lui, le médiocre, le raté, fustige les hommes de génie. Oui, il voudrait être différent, oui, il se verrait bien admiré, riche, sollicité, mais c’est un rêve, alors, tout ce qui dégrade un homme de génie, le remplit d’aise.
C’est un homme sans illusions à la souffrance discrète: “Moi, pauvre hère, lorsque le soir j’ai regagné mon grenier et que je me suis fourré dans mon grabat, et suis ratatiné sous ma couverture, j’ai la poitrine étroite et la respiration gênée: c’est une espèce de plainte faible qu’on entend à peine”.
En matière d’éducation, le neveu considère que les connaissances sont inutiles! Au philosophe, qui se récrie et qui souhaite donner à sa fille une bonne éducation, Rameau répond: “Eh!, laissez-la déraisonner... laissez-la pleurer, souffrir, minauder... pourvu qu’elle soit jolie, amusante et coquette”. La raison? c’est qu’il faut une vie pour commencer seulement à appréhender le savoir vers lequel on se destine. Un exemple? son oncle, le musicien, il a mis quarante ans avant d’entrevoir les termes de sa théorie musicale. Voilà ce que pense le neveu.
Et il en sait quelque chose! ce neveu, car il a enseigné l’accompagnement au piano sans en savoir rien du tout. Mais comment faisiez-vous? demande le philosophe. Une bonne partie de l’heure était bavardages et commérages avec la mère de son élève. On parlait du jeu de tel ou tel acteur, de la nouvelle maîtresse d’untel, puis, enfin...
Extrait 1: « Elle se mettait à son clavecin. D’abord elle y faisait du bruit, toute seule. Ensuite, je m’approchais, après avoir fait à la mère un signe d’approbation. La mère : « Cela ne va pas mal ; on n’aurait qu’à vouloir ; mais on ne veut pas. On aime mieux perdre son temps à jaser, à chiffonner, à courir, à je ne sais quoi. Vous n’êtes pas sitôt parti que le livre est fermé, pour ne le rouvrir qu’à votre retour. Aussi vous ne la grondez jamais… »
Cependant comme il fallait faire quelque chose, je lui prenais les mains que je lui plaçais autrement. Je me dépitais. le criais « Sol, sol, sol ; Mademoiselle, c’est un sol. » La mère : « Mademoiselle, est-ce que vous n’avez point d’oreille ? Moi qui ne suis pas au clavecin, et qui ne vois pas sur votre livre, je sens qu’il faut un sol. Vous donnez une peine infinie à Monsieur. Je ne conçois pas sa patience. Vous ne retenez rien de ce qu’il vous dit. Vous n’avancez point… » Alors je rabattais un peu les coups, et hochant de la tête, je disais, « Pardonnez-moi, Madame, pardonnez-moi. Cela pourrait aller mieux, si Mademoiselle voulait ; si elle étudiait un peu ; mais cela ne va pas mal. » La mère : « A votre place, je la tiendrais un an sur la même pièce. – Oh pour cela, elle n’en sortira pas qu’elle ne soit au-dessus de toutes les difficultés ; et cela ne sera pas si long que Madame le croit. » La mère : « Monsieur Rameau, vous la flattez ; vous êtes trop bon. Voilà de sa leçon la seule chose qu’elle retiendra et qu’elle saura bien me répéter dans l’occasion. »– L’heure se passait. Mon écolière me présentait le petit cachet, avec la grâce du bras et la révérence qu’elle avait apprise du maître à danser. Je le mettais dans ma poche, pendant que la mère disait : « Fort bien, Mademoiselle. Si Javillier était là, il vous applaudirait. » Je bavardais encore un moment par bienséance ; je disparaissais ensuite, et voilà ce qu’on appelait alors une leçon d’accompagnement ».
On peut rire de ce spectacle. Rameau est le premier à se moquer de lui-même. Il dit les choses comme elles viennent; “sensées, tant mieux; impertinentes, on n’y prend pas garde”. Mais à y regarder de plus près, que voit-on? Des ruses, partout. On croit l’ordre des choses immuable, on croit en une conscience générale, comme il existe une grammaire générale, on suppose qu’il existe une morale à laquelle chacun adhère, mais, en réalité, ce qui serait bizarre et maladroit, ce serait de se conformer à cette morale, pour la simple raison que tout le monde y fait des entorses, à cette morale, à cet ordre des choses.
On appelle idiotismes, les exceptions grammaticales que possèdent une langue, et bien, il en est de même pour les gens, chacun use d’idiotismes dans son métier, dans sa déontologie: ce sont les idiotismes moraux.
Loin de nous apparaître scandaleux, Rameau ne fait que dire tout haut ce que nous pensons et faisons tout bas. Il défend la morale du faible, du rejeté, de l’homme que la société ne laisse pas s’épanouir, et s’il force le trait, il laisse percevoir ce qu’il y a d’injuste dans ces rapports de force entre nantis, nobles et homme du peuple.
Le neveu brocarde tout ce que le philosophe peut tenir comme sacré. Tenez, l’amour! un bon exemple. Poussons le raisonnement jusqu’au bout. Quand on est un gueux, comme lui, il y a tant d’impostures qu’on peut faire pour gagner quelques sous! Jouer les proxénètes, faire en sorte de corrompre une fille de bourgeois et de la mettre dans les mains d’un jeune homme peu scrupuleux en lui faisant miroiter des robes à dentelles et des boucles de diamants! Tout est permis à celui qui n’a rien.
Le philosophe est outré, mais, trois choses sauvent le neveu de la bassesse totale: premièrement, il est d’un franchise absolue, deuxièmement, ses idées, choquantes, n’en sont pas moins justes, et enfin, il est drôle car c’est un comédien né, ou plutôt, il joue la pantomime à merveille et fait jaillir des éclats de rire en mimant ceux et celles qu’il caricature.
Le philosophe n’est pas sans répartie, lui aussi, il défend sa morale, celle de l’honneur, du sens des responsabilités. Contrairement à ce que pourrait penser Rameau, pour être un philosophe, on n’en est pas moins homme, qui a ses désirs et ses plaisirs, mais, il y a autre chose, de plus haut, de plus grand à défendre que son propre salut, que sa propre personne...
Extrait 2: Moi: « Je ne méprise pas les plaisirs des sens ; j'ai un palais aussi, et il est flatté d'un mets délicat, ou d'un vin délicieux ; j'ai un cœur et des yeux ; et j'aime à voir une jolie femme. J'aime à sentir sous ma main la fermeté et là rondeur de sa gorge ; à presser ses lèvres des miennes ; à puiser la volupté dans ses regards, et à en expirer entre ses bras. Quelquefois avec mes amis, une partie de débauche, même un peu tumultueuse, ne me déplaît pas. Mais je ne vous dissimulerai pas, il m'est infiniment plus doux encore d'avoir secouru le malheureux, d'avoir terminé une affaire épineuse, donné un conseil salutaire, fait une lecture agréable ; une promenade avec un homme ou une femme chère à mon cœur ; passé quelques heures instructives avec mes enfants, écrit une bonne page, rempli les devoirs de mon état ; dit à celle que j'aime quelques choses tendres et douces qui amènent ses bras autour de mon col. Je connais telle action que je voudrais avoir faite pour tout ce que je possède. C'est un sublime ouvrage que Mahomet ; j'aimerais mieux avoir réhabilité la mémoire des Calas. Un homme de ma connaissance s'était réfugié à Carthagène. C'était un cadet de famille, dans un pays où la coutume transfère tout le bien aux aînés. Là il apprend que son aîné, enfant gâté, après avoir dépouillé son père et sa mère, trop faciles, de tout ce qu'ils possédaient, les avait expulsés de leur château, et que les bons vieillards languissaient indigents, dans une petite ville de la province. Que fait alors ce cadet qui, traité durement par ses parents, était allé tenter la fortune au loin, il leur envoie des secours ; il se hâte d'arranger ses affaires. Il revient opulent. Il ramène son père et sa mère dans leur domicile. Il marie ses sœurs. Ah, mon cher Rameau ; cet homme regardait cet intervalle, comme le plus heureux de sa vie. »
Rameau écoute ce discours avec un air ironique, ainsi, on peut être heureux en faisant une bonne action! Honnêteté égale bonheur! Si l’en est ainsi, pourquoi y a-t-il des gens heureux malhonnêtes et des gens honnêtes, malheureux? Rameau prend son propre exemple.
Il avait trouvé des gens qui l’avaient accueilli chez eux à cause de ses qualités. Pas celles qu’on pense, non, mais pour ce que Rameau se vantait d’être: ignorant, fou, paresseux: raisons pour divertir une société de gens bien, aux dépens d’un pauvre bougre, qui fait office de bouffon du roi. C’est chez le banquier Bertin que le neveu avait sa place d’amuseur professionnel. Il amusait cette galerie par ses pitreries. En échange, il avait le gîte et le couvert, on s’occupait de lui, comme mademoiselle Hus, la maîtresse de Bertin s’occupait de Micou et Criquette, ses deux chats. Rameau n’est pas traité différemment que les animaux domestiques: on lui fait un sourire, on lui donne une caresse, ou un soufflet, un coup de pied, et à table, on lui jette un morceau de viande dans son assiette. Un jour, Rameau voulut avoir un peu d’esprit, changer de rôle, passer pour intelligent et raisonneur. Mais “Monsieur” ne rit pas. La saillie de Rameau passa pour une offense et la chose fut si mal prise qu’on le jeta à la rue. Il avait dérogé. Un bouffon reste un bouffon.
La critique contre certains cercles mondains est virulente, en particulier, contre certains auteurs, comme Palissot, qui dans sa pièce, les Philosophes, s’en prenait violemment aux Lumières. C’était d’ailleurs l’origine du livre.
De l’actualité anecdotique, Diderot a vu tout le parti qu’il pouvait tirer d’un personnage si haut en couleurs, que le neveu devint le contempteur d’une société corrompue. Et comme le porte-voix de son auteur.
La société impose des rôles dont le masque est parfois impossible à ôter. Ce rôle est celui du serviteur. Tout homme doit en servir un autre, quel que soit son rang, son statut. Sur ce point, le philosophe et le neveu se rejoignent. Cette philosophie, Rameau, philosophe en haillons, l’a comprise et l’a si bien assimilée qu’il peut la jouer, la mimer, un talent dont il ne se prive pas, sa nature est comédienne, et on comprend pourquoi l’adaptation théâtrale avec Pierre Fresnay interprétant le neveu fut un succès...
Extrait 3 : « Puis il se met à sourire, à contrefaire l’homme admirateur, l’homme suppliant, l’homme complaisant ; il a le pied droit en avant, le gauche en arrière, le dos courbé, la tête relevée, le regard comme attaché sur d’autres yeux, la bouche entrouverte, les bras portés vers quelque objet ; il attend un ordre, il le reçoit ; il part comme un trait ; il revient, il est exécuté ; il en rend compte. Il est attentif à tout ; il ramasse ce qui tombe ; il place un oreiller ou un tabouret sous des pieds ; il tient une soucoupe, il approche une chaise, il ouvre une porte ; il ferme une fenêtre ; il tire des rideaux ; il observe le maître et la maîtresse ; il est immobile, les bras pendants ; les jambes parallèles ; il écoute ; il cherche à lire sur des visages ; et il ajoute : Voilà ma pantomime, à peu près la même que celle des flatteurs, des courtisans, des valets et des gueux.
Les folies de cet homme, les contes de l’abbé Galiani, les extravagances de Rabelais, m’ont quelquefois fait rêver profondément. Ce sont trois magasins où je me suis pourvu de masques ridicules que je place sur le visage des plus graves personnages ; et je vois Pantalon dans un prélat, un satyre dans un président, un pourceau dans un cénobite, une autruche dans un ministre, une oie dans son premier commis.
MOI. – Mais à votre compte, dis-je à mon homme, il y a bien des gueux dans ce monde-ci ; et je ne connais personne qui ne sache quelques pas de votre danse.
LUI. – Vous avez raison. Il n’y a dans tout un royaume qu’un homme qui marche. C’est le souverain. Tout le reste prend des positions.
MOI. – Le souverain ? encore y a-t-il quelque chose à dire ? Et croyez-vous qu’il ne se trouve pas, de temps en temps, à côté de lui, un petit pied, un petit chignon, un petit nez qui lui fasse faire un peu de la pantomime ? Quiconque a besoin d’un autre, est indigent et prend une position. Le roi prend une position devant sa maîtresse et devant Dieu ; il fait son pas de pantomime. Le ministre fait le pas de courtisan, de flatteur, de valet ou de gueux devant son roi. La foule des ambitieux danse vos positions, en cent manières plus viles les unes que les autres, devant le ministre. L’abbé de condition en rabat, et en manteau long, au moins une fois la semaine, devant le dépositaire de la feuille des bénéfices. Ma foi, ce que vous appelez la pantomime des gueux, est le grand branle de la terre. Chacun a sa petite Hus et son Bertin.
LUI. – Cela me console. »
Et si ce personnage extravagant n’était qu’une seule et même personne? Ou plus exactement, deux facettes, bien distinctes d’un même homme. Cet entretien n’a jamais eu lieu, le texte n’a, d’ailleurs, paru en France qu’en 1821. Mais Diderot l’a porté longtemps en lui, et une publication de son vivant lui paraissait dangereuse tant la critique est acerbe et vise des personnes très en vue à l’époque, jusqu’au roi, bien sûr.
Dans ces années 1760, Diderot est occupé à achever l’Encyclopédie, monument d’érudition, porteuse d’idées neuves sur la politique, l’économie et la société. Sa publication n’a pas été sans mal, la censure veille et Diderot a dû se battre pour mener à bien cette oeuvre gigantesque.
A travers le Neveu de Rameau, Diderot semble avoir mis en application, de façon militante, voire subversive, sa définition du philosophe: “un homme qui s’occupe à démasquer des erreurs, décrire des vices et démontrer des vertus”.
Le neveu est à la fois immoral, et vertueux, par instant. C’est le descendant des fous du roi, dont on accepte les outrances du moment qu’elles font rire.
Et ce qui le rend attachant, c’est sa capacité à nous représenter, tels que nous sommes, funambules maladroits, essayant d’avancer sur le fil tendu de cette morale, où nous marchons et butons souvent.
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Meissonier. Lecture chez Diderot
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